Les headliners ont-ils tué la fête ?

Dans une scène électronique en pleine effervescence, entre festivals, open airs et soirées toujours plus grandes, la question des têtes d’affiche revient sans cesse. Mais au-delà des grands noms, il existe mille façons de célébrer la musique, de créer des moments uniques et de mettre en lumière d’autres talents.

Et si la fête pouvait être encore plus belle… sans dépendre des têtes d’affiche ?

De l’ombre à la lumière

Politique, revendicatrice et hors des clous. A sa naissance, la musique électronique n’a rien de conventionnelle. Et si les DJ’s étaient déjà présents sur la scène ils n’avaient pas une place centrale. Pourtant, avec le temps les projecteurs se sont braqués sur eux. Dès les années 90 des noms ont émergé, pour leur art du mix mais aussi leurs morceaux. A l’image de Sasha, Paul Van Dyk, Jeff Mills et bien d’autres.

Au fil du temps une bascule s’est opérée, vers des artistes proposant des shows, des albums et embrassant de vraies stratégies marketing à l’image de Tiësto, Armin Van Buuren ou même de chez nous avec David Guetta. Sans refaire l’histoire et avancer rapidement dans le temps, des DJ’s stars il y en a aujourd’hui de partout, sur toutes les scènes et tous les styles, évidemment à des échelles différentes.

Le culte du headliner n’est pas récent, et très vite ces artistes stars se sont vus exposés comme trophées des clubs, festivals ou collectifs les invitant, tels les rockstars des temps modernes. On s’arrache les headliners. En quelques années, ils ont boosté l’économie de la musique électronique en ouvrant de réelles portes et rêves de carrières. Surfant sur cette tendance, tout un écosystème s’est développé et les événements de tous styles, toujours plus nombreux, se partagent un objectif commun évident : attirer le public. 

Prenez un noyau central de cette économie : Ibiza. Tout l’été les programmes se basent sur des guests tous plus connus les uns que les autres. Les clubs se battent à coup de millions d’euros pour avoir les programmes les plus alléchants pour le public et la résidence que tout le monde va s’arracher. Mais ça serait trop simple de les rendre seuls responsables.

Black Coffee @ Hï Ibiza

L’envers du décor

Money money money

Sortir coûte de plus en plus cher, et ce n’est pas une impression. Ces concours de stars ont fait exploser le prix des tickets pour le public puisqu’en 10 ans, à l’échelle nationale des gros événements, leur prix a augmenté de 60% sur cette période (pour une inflation à 19.8%) selon une étude du journal Le monde. La faute (en partie) au prix des artistes qui a explosé. Pour donner un exemple, le plus connu est certainement celui de Keinemusik qui en 2018/2019 coûtait environ 10 000€ et qui aujourd’hui varie selon les sources entre 100 000 et 300 000€ pour 1h30/2h00 de set. Ou Fred Again. qui se vendrait entre 500 000 et 1 million d’euros. 

Mais, mais, réputation oblige s’ils sont à l’affiche d’un festival, les médias du milieu vont en parler, les fans se motiver et les tickets se vendre. Tout le monde participe à ce système. Donc pas le choix me direz vous pour les clubs, festivals ou collectifs, peu importe leur style de prédilection, il faut booker l’artiste qui fait vendre des tickets. 

Mais ce n’est pas une recette magique, malgré la hausse des prix des tickets, aujourd’hui en France une jauge remplie à 90% ou même plus pour un festival, n’est pas gage de rentabilité. C’est une étude du CNM de cette année qui nous l’apprend. 

En 2024, deux festivals sur trois terminent leur édition avec un déficit. Si cette proportion est stable par rapport à l’an passé, le montant de déficit moyen augmente fortement (+73 %) et s’établit à – 115 675 €, (pour un budget moyen des festivals s’élevant à 1,6 M€).

L’étude montre par ailleurs que parmi ces festivals déficitaires se trouvent des festivals dont le taux de remplissage est au rendez-vous. Ainsi, 68 % des festivals dont le taux de remplissage est supérieur à 90 % sont déficitaires en 2024, une proportion qui augmente de 26 points par rapport à 2023.”

Ces difficultés de rentabilité résultent de l’inflation, une baisse des subventions et une hausse du prix des artistes. Quoiqu’il en soit le bilan est alarmant. Alors évidemment c’est complexe pour les organisateurs qui doivent trouver un équilibre entre budget et tête d’affiche, mais ce système coûte aujourd’hui trop cher et met en péril cette économie à toutes les échelles.

Et la fête dans tout ça ?

VIP Party

Les têtes d’affiches ont rendu la musique électronique beaucoup beaucoup trop chère. Entre deals d’exclusivité et négociations capitalistes d’offre et de demande, ils asphyxient les structures événementielles. 

En se conduisant ainsi, ces artistes se privent de leurs fans musicaux pour s’attirer un public plus aisé et peut être moins concerné par la musique. Avec des tickets toujours plus chers, c’est une partie des publics (toute scène confondue) qui ne peut plus sortir. Qui peut se payer plusieurs fois ou même une fois par mois des événements à 50/60€ la place voire le double (coucou Cercle Odyssée) ? Aussi incroyable soit la proposition scénique et artistique, le tarif est excluant. Mais, malgré tout, les événements sont sold out, signe qu’un public aisé valide ce système et l’encourage.

The Blaze @ Cercle Oyssey

S’il convient évidemment de garder en tête les coûts de production développés plus haut, la réalité est une inaccessibilité à la culture qui croît. Encore plus s’il faut ajouter peut-être un trajet en train, en voiture, un hôtel, la restauration, bref. La musique électronique de masse repose aujourd’hui sur une économie tournée vers un public VIP et historiquement, pour cette musique, c’est une hérésie. 

Souriez vous êtes marketé

Une logique bien aidée par la course à la hype qui se joue sur les réseaux sociaux, et ce pour tous les acteurs de la scène : DJ, label, médias, etc. Le clic et l’engagement fait vivre, alors tout est pensé dans cette direction et alimente une énorme machine où les plus gros raflent tout et notamment la visibilité du public, encore et encore. Pourtant il est essentiel de maintenir cette curiosité du public. Montrer qu’il existe une musique différente, des manières de faire la fête qui divergent.

Le culte des têtes d’affiches a profondément transformé l’espace de danse des festivals et des clubs. L’expérience de sortie d’il y a 10 ou 15 ans en arrière n’est plus la même. C’est son authenticité même qui a disparu. Les jauges doivent être de plus en plus grandes, les scénographies toujours plus poussées et les artistes émergents et même certains confirmés disparaissent des programmations car ils ne cochent plus les cases qui font vendre. Pas assez présents ou suivis sur les réseaux sociaux, musique non conforme aux standards de la facilité, les attentes des publics ont totalement transformé la manière de programmer un événement aujourd’hui. Elle ne se fait plus sur une base artistique mais sur une logique de popularité.

God is a DJ

Sans compter le culte de la personnalité qui s’en dégage. Des scénographies et orientations scéniques qui mettent le DJ au centre de l’expérience. Oui mais voilà, un DJ set ce n’est pas sexy, ce n’est pas visuel, c’est avant tout une communion avec le public par la musique pas par l’image. Alors de ce spot central est né des DJ’s performers qui vont monter sur la table, interagir avec le public et prendre un rôle de showman au détriment du mix qui va être préenregistré ou préparer de A à Z. 

Boiler Room NYC

Aussi, le DJ incarne cette place centrale de star, celle qu’il faut absolument immortaliser en story nous menant à ces terribles vidéos de publics amorphes les yeux rivés sur leur smartphone, ne dansant plus. Les likes et les followers ont créé les nouvelles têtes d’affiches au détriment même de la musique.

Pour preuve, le changement est si brutal qu’il conduit 61% des artistes émergents à considérer l’image et les réseaux sociaux plus importants que la musique. Ces mêmes artistes qui vont donc tout pousser sur les réseaux plutôt qu’au service de la musique, alimentant sans cesse ce mécanisme d’aliénation de la performance artistique par l’image. On ne fait pas pour soi mais pour plaire et répondre aux exigences des algorithmes. 

Bien sûr les gros artistes et headliners de tous styles ne peuvent être résumés à des assassins de la scène. Ils créent de l’emploi que ce soit des vidéastes, des graphistes et tout plein de métiers de l’ombre qui les accompagnent au quotidien et qui justifient d’ailleurs la hausse de leur cachet. Mais le fossé qui s’est créé entre ces artistes stars et les artistes moins populaires est immense. Ils vendent une image de la fête et de la démesure banalisée et pourtant non déclinable en tout occasion. En transformant leur mix en showcase c’est l’approche de la fête qui a été déformée. 

Nico Moreno @ Futurfestival

Mais rejeter la faute uniquement sur les stars serait se voiler la face sur un point : est-ce vraiment “les headliners” qui ont tué la fête, où cet écosystème qui leur a donné tous les droits (clubs, festivals, médias) et surtout le public qui veut “voir” plutôt qu’écouter. Le public est devenu toujours plus exigeant, demandant à en avoir pour son argent, élevant sans cesse le niveau d’exigence, faisant oublier la sobriété avec laquelle il est toujours possible de faire la fête. Le public n’est pas une victime passive : il alimente ce système en payant, en filmant, en likant.

Redonner de la valeur à la musique plutôt qu’à l’image

Évidemment des initiatives existent et il y a une réelle nécessité de les porter auprès du grand public. Il faut sortir du culte du headliner pour revenir à l’essence de la fête, susciter à nouveau la curiosité du public. Cesser de répéter en boucle un concept qui tourne en rond et qui lasse aussi vite que les modes et tendances changent. Offrir à nouveau une fête moins chère, et une culture accessible à toutes et à tous. 

Et si pour ça il fallait tout simplement reprendre à zéro ? Que l’anonymat du DJ soit à nouveau une réalité des soirées, sans cahier des charges de style ou de programmation.

C’est par exemple ce que propose le concept DIVERSION à Lyon. Un.e DJ non annoncé.e et une capacité hyper limitée à 200 personnes. Pas de nom, pas de visage, juste de la musique. Voilà comment se présente cet événement. 

Crédit photo : Fabrice Caterini

Ce samedi 4 octobre, un.e artiste se produira dans un booth central à la scénographie inédite en all night long dans la salle modulable du lieu-dit à La Commune à Lyon. Son identité ne sera révélée qu’au bout de 3h de soirée, pour laisser place à un closing unique.

Aujourd’hui, trop de soirées reposent uniquement sur le nom qui est sur l’affiche. Le public paie cher pour « voir » un artiste plutôt que pour vivre une fête. Notre idée, c’est de casser cette logique. Quand on cache l’identité du DJ — et même physiquement pendant une partie du set — on remet la musique et l’expérience au centre. Le public vient sans attente liée à un nom, et ça change complètement son état d’esprit : il est plus ouvert, plus curieux, plus impliqué. La réussite de la soirée ne dépend plus d’une tête d’affiche, mais de la vibe collective qui se crée entre les gens et le DJ. C’est une façon concrète de préserver notre scène : moins de culte de la personnalité, plus d’émotions partagées. En limitant le nombre de places, on renforce cette dimension communautaire, où chacun a sa place et participe à l’énergie collective. On a la chance d’avoir déjà un public qui joue le jeu, qui vient avec curiosité et confiance, on veut construire autour de ça pour que la fête continue d’être vraiment une fête.”

Simon Blondeau-Fouilland – Fondateur de DIVERSION

On peut aussi parler des concepts de Blind tickets : des soirées où vous prenez vos tickets à prix réduits sans savoir qui va jouer jusqu’au dernier moment. ça vous engage auprès d’un club, d’un collectif à nouer une relation de confiance, basée sur l’expérience musicale qu’ils vont vous proposer et qui suffit à vous faire vous déplacer. 

Un nouveau départ qui passe aussi par l’obligation de limiter l’utilisation des téléphones et des réseaux et par extension des jauges. L’idée de tout cela n’est évidemment pas de dire qu’il faut stopper les gros événements, empêcher les stars d’être des stars, mais qu’il est de notre devoir en tant que média ou même juste passionné de réfléchir à comment repenser ce système avec un objectif : redonner de la visibilité aux artistes locaux et émergents, aux événements à taille humaine et à l’authenticité de la fête.

Évidemment en dehors de cette face émergée de l’iceberg, il existe toujours des micros-festivals, des scènes locales et même des clubs et festivals qui résistent à ce système et ils doivent pouvoir survivre et être visibles.

Les grosses structures doivent aussi s’adapter, penser au futur. Même si à 100% de remplissage la rentabilité ne suit pas, alors le modèle n’est plus bon. Il faut préparer le public pour la suite dès à présent. Développer des scènes plus restreintes sur leurs événements à côté de leur mainstage. Stopper les DJ’s set d’une heure qui sont un non-sens car beaucoup trop court. Stopper cette course aux programmations longues comme le bras ou toutes les stars du moment s’enchaînent sans queue ni tête pour jouer les hits du moment. Que les DJ’s programmés reprennent réellement leur rôle de DJ et curateur musical.

Les headliners n’ont pas tué la fête, mais l’ont rendue méconnaissable car trop consommable et ce par le comportement du public, des médias, collectifs et autres promoteurs événementiels. A nous maintenant de mettre en avant et faire vivre des événements loins de ces circuits vus et revus, mettant l’esprit de la fête en priorité. Ce sont les comportements d’aujourd’hui qui dessineront la fête que nous aurons demain.

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